Prologue : Pour nous tous
Enchaîné à une vieille roue, celui qui ne devait naître s’éveillera sous un déluge de perles.
D’un geste, il brisera ses chaînes et plongera son antre dans les ondes écarlates.
La brume d’antan se lèvera à nouveau tandis que la lumière pleuvra.
Et ainsi s’évaporera le dernier océan.
Auteur inconnu, traduction d’une ancienne prophétie éolienne.
Lucretia, assise au bord d’un lac, se délectait de la musique de la jungle, et de la vue qu’elle lui offrait, comme un cadeau de bienvenue. Au loin, d’innombrables chutes d’eau dévalaient une colossale falaise, en soulevant de la brume et des arcs-en-ciel qui rivalisaient sans mal avec les couleurs des oiseaux qui virevoltaient sous la canopée. Jamais l’Impératrice n’avait assisté à un tel spectacle, et pourtant, le voyage coulait dans ses veines. Elle sourit, et caressa les cheveux d’argent de son fils qui dormait sur ses genoux. Elle avait eu raison de l’emmener, malgré la réticence de son époux, il était temps qu’il s’ouvrît lui aussi à son sang éolien. Elle réfréna son envie de le réveiller, et décida de le laisser se reposer de sa longue marche encore un moment. Elle lui baisa le crâne et huma quelques effluves de soleil quand elle l’aperçût. Lucretia se redressa en soupirant. Trottinant sur les ondes, La Renarde s’approchait. L’élégant animal au pelage blanc et roux planta son regard vulpin dans celui de la jeune mère.
« Pas maintenant, souffla Lucretia. Laisse-moi profiter de cette accalmie, rien qu’un peu. »
Telle une goutte d’encre tombée dans un verre d’eau, La Renarde se dilua.
Tu n’es pas seule, ma fille. Enfile ta couronne avant qu’il n’arrive.
Lucretia tendit les oreilles, et reconnut les cliquetis métalliques d’une armure qui se rapprochait. Elle se dépêcha de se ceindre de son diadème, et de cacher ainsi la tâche de cristal qui s’épanouissait sur son front. Son fils commença à se réveiller sous son empressement, et elle l’aida à s’asseoir tout en inondant son cou de bisous, et ses côtes de chatouilles. Son rire paracheva à merveille la singulière symphonie des jungles. Lucretia guetta l’expression de son fils, et s’émut de sa joie, de son émerveillement. Elle le serra contre elle, et lui chuchota à l’oreille.
« Te rends-tu compte de ta chance, mon petit prince ? Demanda-t-elle tout en caressant du doigt les petites jambes de son fils.
- Pourquoi j’ai de la chance, Maman ?
- Regarde comme c’est beau, il n’y a rien de pareil chez nous.
- Et c’est ça, la chance ?
- Non, la chance, c’est le privilège que tu dois en tirer. Tu vas pouvoir tout leur raconter. À ton frère et à ta sœur, les faire rêver.
- C’est pas quand on dort qu’on rêve ?
- Si, ricana Lucretia. Mais on peut aussi rêver éveillé, c’est d’ailleurs ainsi que nous faisons nos plus beaux rêves.
- Tu te moques de moi, Maman ! Ça veut rien dire tout ça ! Mais je vais tout raconter à Léonard et Léonie quand même. »
Le petit garçon leva ses mains et tenta de compter sur ses doigts.
« Les oiseaux jaune et bleu, l’eau qui tombe des cailloux, les arbres plus grands que le palace, les grandes gens avec des dessins sur la peau. Heuuu. Tout ça ! »
Lucretia félicita son garçon pour sa mémoire et renforça son étreinte. Un toussotement dans son dos attira son attention, et elle tourna la tête pour trouver le regard attendri de Sire Alain Branswick.
« Votre majesté, déclara-t-il. Ne pensez-vous pas qu’il est inconvenant pour une dame de votre rang de s’éclipser du campement impérial tout en s’affranchissant d’escorte, pour se baigner en territoire barbare ?
- Je vous souhaite une bonne journée également, Sire Croc, ironisa Lucretia. Cessez donc de vous inquiéter pour rien : d’une part, je ne suis pas seule, le prince Léandre m’accompagne. »
Son fils se dégagea de son embrassade pour faire face au vieux chevalier et bomba le torse tout en souriant.
« C’est le garde de cinq ans le plus féroce qu’il ne m’ait jamais été donné de voir, dit Alain en ébouriffant la chevelure blanche du petit. Et d’autre part ?
- D’autre part, toute la jungle est le territoire des barbares, et notre campement ne fait pas exception. Alors, que je me trouve là-bas ou ici, qu’est-ce que cela change ?
- Vous le savez très bien, soupira Alain. »
La jeune femme se leva et son petit en profita pour se retourner et s’agripper à sa jambe. Venait-il de percevoir son léger agacement ? Elle lui effleura les épaules du bout des doigts et sentit que ce contact le rassura. Elle planta ensuite son regard dans celui du Croc.
« Nous sommes leurs invités, Sire Branswick, lui rappela-t-elle. Des invités qui posent les dernières pierres d’un traité de paix durable entre l’Empire du Lyon et leurs innombrables tribus. Pourquoi gâcheraient-ils tout maintenant en s’en prenant à ma personne ?
- Votre majesté, vous partez du principe qu’ils connaissent leurs intérêts et les bienfaits de la logique, il n’en est rien. Nous ne les appelons pas des barbares sans raison. Tout votre travail autour de ce traité est admirable, mais…
- Mais je suis l’Impératrice du Lyon, et vous, un Croc, coupa Lucretia. Votre sollicitude me touche, mais laissez à mes soins l’estimation du danger que j’encours. Rentrez au campement, et laissez-moi profiter de mon fils, loin de tout… ce décorum. »
La mâchoire du Croc se crispa, mais il finit par acquiescer.
« Comme il vous plaira, votre majesté. »
Sire Branswick la quitta sans un regard en arrière, et Léandre se jeta de nouveau dans ses bras pour la câliner de toutes ses forces.
Lucretia entendait bien profiter de son bonheur ! Elle avait réussi ! Depuis toujours, l’Empire du Lyon tentait d’envahir les immenses jungles du nord pour s’approprier leurs bois précieux, et depuis toujours, les tribus des Jungles le repoussaient en tirant parti du terrain pour ensuite se venger, en ravageant des villages frontaliers, qui ensuite se vengeaient à leur tour, en massacrant des tribus isolées ou en brûlant des arbres. Un cycle sans fin d’escarmouches qui prenait racine dans des siècles de ressentiments. Rétablir la paix aux frontières nord avait toujours tenu de l’utopie, Lucretia avait alors embrassé cette cause pour prouver ses compétences à son peuple, à son époux, à sa cour. Elle avait travaillé des années durant sous l’hilarité générale, passant pour une excentrique ! Mais, pas à pas, elle avait entamé les prémices de la réconciliation. Et, une demie-décennie plus tard, en qualité d’ambassadrice et Impératrice de l’Empire du Lyon, elle avait enfin pris le chemin des Jungles Barbares pour y signer son traité de paix. Un traité qui assurerait des frontières stables et des échanges commerciaux avantageux pour tous. Elle avait bien gagné le droit de se reposer un instant, non ? Comme La Renarde, sire Alain devrait ronger son frein, et lui accorder ce répit. Elle s’étira, et avança de quelques pas dans le lac, et éclaboussa Léandre, qui se dépêcha de sauter dans l’eau et de lui rendre la pareille. Une brise au parfum d’herbe mouillée souffla et s’engouffra dans les longs cheveux d’argent de l’impératrice, et elle tendit la main à son fils pour danser avec lui sur cette nouvelle mélodie qu’elle agrémenta de ses propres chants. Ils dansèrent ainsi un long moment, jusqu’à ce qu’une nouvelle brise souffla, et porta cette fois-ci une odeur qui piqua le nez de Lucretia. De la fumée. Du feu ! Elle arrêta net sa danse, et plaqua Léandre contre elle, tout en lui faisant signe de se taire. Depuis combien de temps les oiseaux avaient-ils cessé de chanter ?
« Maman ? s’inquiéta son garçon. Qu’est-ce qui se passe ? »
Les tribus de la jungle l’avaient-elles trahie ? Attaquaient-ils Chair-Alliée ? Voulaient-ils se venger de l’Empire en assassinant l’impératrice et l’un de ses princes ?
« Maman ! Chouina Léandre. »
Du mouvement dans les feuillages accompagna les pleurs de son fils, qu’elle attrapa aussitôt dans ses bras. Une bouffée d’angoisse s’empara de l’Impératrice, et elle tenta aussitôt de la réprimer. Elle devait garder l’esprit clair, et ne pas céder à la panique ! Elle chercha du regard quelque chose de tranchant, et considéra une pierre un peu plus grosse qu’un poing qui pointait légèrement hors du bassin. Au même moment, une silhouette jaillit des ramages.
« Chuchoteuse ! s’écria une grande femme tatouée, aux cheveux mauves maculés de rouge écarlate.
- Larme-Cendre ? s’étonna Lucretia tout en cherchant à calmer son fils de quelques à-coups. Que se passe-t-il ? Qui nous attaque ? Des tribus rivales ? »
L’effroi qu’elle lut dans les yeux de la princesse barbare lui glaça le sang. Larme-Cendre était une fière représentante du clan Braise-Cendre. Une guerrière depuis qu’elle savait marcher, et leur pèlerine depuis qu’elle savait parler. Des horreurs, elle en avait très certainement vu à de multiples reprises au cours de sa vie brutale. Et pourtant, quelque chose plongeait cette imposante femme dans la terreur. Quelque chose qui lui avait laissé une myriade de plaies. Quelque chose de tout proche. Trop proche de Léandre. La réponse de Larme-Cendre fut à peine plus audible qu’un murmure :
« Des Vestiges. »
Lucretia porta sa main libre à sa bouche, avec le vain espoir de refouler la stupeur qui la gagna. Il leur fallait fuir, tout de suite ! Mais où ? Si Chair-Alliée était à feu et à sang, il ne leur restait plus qu’à s’enfoncer dans la jungle. Chez les Braise-Cendre ? Le traité n’était pas encore signé, rien ne les obligeait à les secourir. Mais elle serait en compagnie de leur princesse… du moins, si la tribu se tenait toujours debout. Déa seule savait quelle piste macabre les Vestiges laissaient derrière eux ! Une violente douleur à la joue ramena Lucretia à la réalité, et les pleurs de Léandre redoublèrent d’intensité. Larme-Cendre venait de la gifler. La barbare la dominait de plus de deux têtes et porta sur elle un regard déterminé.
« N’abandonne pas tes pensées à leur fuite, lâcha durement Larme-Cendre. La survie ne se danse qu’au présent !
- Tu as raison, avoua Lucretia en chassant le feu de la douleur d’une caresse. Ce n’est pas le moment de s’effondrer. »
L’impératrice resserra son étreinte sur son fils qui plongea son visage encore humide de larmes dans le giron de sa mère.
« Il nous faut prendre l’allure du jaguar, expliqua Larme-Cendre. Nous fondre dans les ombrages, poser notre souffle sur celui de la jungle. » Larme-Cendre jeta un coup d’œil en arrière. « Ceux là ne sont pas comme les autres. Ils viennent des montagnes, de la plage. Ils… »
Un frisson parcourut Lucretia. Des râles retentirent et résonnèrent jusqu’en elle, arrachant de sa poitrine la peur qu’elle avait réussi à restreindre jusqu’ici. Des pinces ombreuses, gigantesques, s’extirpèrent des feuillages dans une malsaine parodie de scorpion. Elles claquèrent dans un affreux grincement, et s’ouvrirent en grand pour révéler une dizaine d’yeux malades qui se fixèrent sur l’Impératrice. Larme Cendre s’interposa et leva ses poings, prête à en découdre avec le monstre.
« Chuchoteuse… »
Le ton de Larme-Cendre était imprégné de détermination.
« Prends le couteau à ma taille et ton petit, et court sans te retourner. »
Lucretia acquiesça et tira de son fourreau l’impressionnant couteau de la princesse barbare, et se précipita hors de ce cauchemar. Elle courut. Léandre pleura de tout son saoul. Elle entendit des bruits, des rugissements de bêtes sauvages, mais trop vite, ils se turent. Elle trembla. La terreur enlaçait déjà ses entrailles et resserrait un peu plus sa prise à chacun de ses battements de cœur. Lucretia se blessa dans sa course, la végétation lui ravit quelques lambeaux de chair ici ou là, alors qu’elle essayait d’en protéger son fils. Mais elle continua de courir, jusqu’à ce que le sol disparût devant elle. Et la terreur se mua en horreur.
Elle s’arrêta net, à grand mal, et manqua de s’effondrer. Elle jeta un œil en contrebas : une autre canopée, des nuages d’écorce et de feuille, bien trop bas, bien trop loin. Elle ne survivrait pas à une telle chute, il ne survivrait pas… Un nouveau râle s’échappa de quelque part derrière elle, plus aigu, plus grave. Un hurlement composé d’une centaine de cris. Lucretia fit volte-face. Un monstre la dominait toute entier. Une masse sombre, vaguement humaine, déformée. Des milliers de bras jaillissaient de son torse, gorgés d’autant d’yeux jaunâtres, et une légion de griffes les ponctuaient. Longues. Effilées. Dangereuses. L’Impératrice se jeta en avant, entre les jambes de la créature et manqua de peu ses griffes tranchantes. Léandre hurla.
« Chut, chut mon petit prince, chuchota Lucretia, la voix chevrotante. »
Elle courut, courut. Les hurlements de la bête la suivaient. Implacables. Un bruit strident retentit, et d’obscures flèches la dépassèrent et transpercèrent des arbres devant elle. Le Vestige jouait avec elle. À chaque instant, il pouvait la transpercer de piques semblables à celles qu’il venait de tirer. Alors elle courrait, elle s’accrochait follement à une lueur, à un espoir. Elle courrait. D’un immense mur floral fusa une autre bête, dotée d’une paire d’ailes et de trois têtes, accompagnée des mêmes bruits stridents que l’autre. Lucretia fut projetée en arrière et tomba au sol sous un déluge de sombres traits. Son fils glissa hors de son étreinte. Rassemblant ses forces, et ce qui lui restait de courage, l’impératrice se releva d’un bond et s’interposa entre la nouvelle créature et son Léandre. Elle observa la mort s’approcher et gaina sa volonté, cherchant à maîtriser ses tremblements. Elle pria Déa de l’aider à sauver son fils. Lucretia empoigna son couteau à deux mains, et la tâche de cristal sous son diadème luisit. Le Vestige leva haut sa tête qui ressemblait à un serpent, et siffla. Lucretia trancha sa propre gorge sans lâcher du regard les yeux serpentins qui se rapprochaient d’elle à toute vitesse. Les écailles de la bête se déchirèrent, et son cou de serpent se fendit dans un giclement de liquide noirâtre et poisseux. Mais les deux autres têtes filèrent à leur tour vers l’Impératrice, qui s’apprêtait déjà à se poignarder un œil. Mais avant que les gueules de panthère et de buffle ne l’atteignissent, une vingtaine de lames jaillirent du poitrail de la bête qui s’effondra en se désagrégeant dans un nuage de cendre. Essoufflée, Lucretia continua de fixer les sombres volutes ballottées par les vents, la lame du couteau pressée contre sa joue. Que venait-il de se passer ? La Renarde avait trouvé un moyen de lui porter secours ? Un homme traversa la brume obscure à sa rencontre.
« Sire Branswick ? Se réjouit Lucretia. »
Ses yeux s’écarquillèrent. Son cœur se figea. Une profonde nausée monta.
« A…Aghiles ?
- Nous nous retrouvons enfin, ma bien-aimée. »
Du sang frais maculait les vêtements de l’homme aux cheveux roux qui venait de la sauver. D’un coup d’œil, elle confirma ce qu’elle savait déjà : pas une seule plaie ne déchirait le corps de son « sauveur ». Un frisson la parcourut quand elle comprit de quelles veines avait coulé tout ce sang : ses alliés.
« Allons, après toutes ces années, je n’ai pas le droit à un baiser ? »
Il avança vers elle, un sourire amoureux aux lèvres. Il portait un bandeau de cuir qui lui masquait un œil, alors que l’autre vibrait d’un éclat bleu et chaleureux. Contraste dérangeant avec sa tenue de forban ruisselante de rouge.
« Tu n’as rien à faire ici, Borgne-Dard ! lança Lucretia en haussant la voix.
- Au contraire, je me devais d’être ici. Cette ordure d’Empereur te gardait prisonnière, mais maintenant, tu es libre. Je t’ai rendu ta liberté ! Et nous pouvons maintenant nous retrouver. »
Lucretia recula à mesure que Borgne-Dard s’approcha. Elle se pinça les lèvres quand elle crut comprendre comment il l’avait « libérée ». Elle secoua la tête.
« Déa miséricordieuse, qu’est-ce que tu as fait Aghiles ?
- Ce qu’il fallait pour devenir plus fort, pour te reprendre, mon amour. Mais quand je suis venu à ta rencontre, tes gardes nous ont attaqués. Mon second n’a pas fait long feu face à ton Croc.
- Et alors, ils sont venus. Les Vestiges, articula difficilement Lucretia. »
Borgne-Dard acquiesça et lui sourit avec compassion. Elle manqua de vomir.
« Les Crocs sont de féroces guerriers, mais face à un Vestige, ils restent de la viande, comme nous tous. Barbare, soldat, Croc… Et même prince. »
Le pirate lança un regard amusé derrière l’épaule de Lucretia. Et alors, elle entendit.
Des petits cris, étouffés. Quelque chose s’étouffait. Elle se retourna, la peur au ventre, et d’un bond, elle gagna son fils. Il gisait sur le sol, un trou béant dans la poitrine. Il se noyait dans son propre sang, dans ses propres larmes. Il essayait de dire quelque chose, mais la douleur l’en empêchait. Lucretia plaqua ses mains sur la gigantesque plaie et appuya de toutes ses forces, cherchant désespérément à empêcher le sang de couler. Elle sentit le monde comme changer de sens, l’air devint lourd et l’écrasa.
« Mo… Mon petit prince, soit fort. Sois fort ! On va s’en sortir, Maman va… Maman va. »
Lucretia ne put davantage contenir ses larmes. Léandre ne répondit que par des cris de plus en plus faibles.
« Ma… Maman.
- Laisse-le partir mon amour, lui susurra Borgne-Dard. Je t’en donnerais bien vite un nouveau.
- Tais-toi ! hurla la jeune mère d’une voix chancelante. »
Les souvenirs se levèrent telle une tempête dans l’esprit de Lucretia. Tout tourbillonna. Elle revoyait le regard de son fils plongé dans le sien, à sa naissance. Elle entendit à nouveau ses éclats de rire quand il pinça sa première corde sur la vieille harpe de la remise. Elle sentait à nouveau les odeurs de boue et d’herbe fraîche rehaussées d’un soupçon de pomme ; et retrouva dans ses souvenirs son visage barbouillé de compote et celui de son frère et de sa sœur lors d’un pique-nique près du pavillon de chasse. Non ! Elle ne pouvait pas ajouter à ces souvenirs sa mort !
Une lueur s’échappa alors du front de l’Impératrice. Une douce lumière, chaude, enveloppa la plaie de son fils. En quelques souffles, elle se referma, et en quelques souffles, une plaie en tous points semblable déchira la poitrine de Lucretia.
« Qu’est-ce que tu fais ? beugla Borgne-Dard en accourant. »
La douleur crispa le visage de Lucretia, mais ne recouvrit pas totalement la joie qui s’y dessina également. Léandre vivrait. Elle lui embrassa le front une dernière fois, et se laissa choir sur le linceul rouge que la triste bataille avait formé. Il vivrait, mais pour combien de temps ? Seul, ici. Avec lui. Et le Vestige ne tarderait pas à les rejoindre.
« Pourquoi ? »
Borgne-Dard se jeta sur elle et l’enlaça tout en lui hurlant des reproches noyés de sanglots. Il la secoua, sûrement trop fort, mais la douleur fut la première à disparaître, bientôt rejointe par les sons. Et tandis que tout s’assombrissait, une tache rouge et blanche s’extirpa des feuillages, derrière son bourreau. Une tache qui guidait une femme bien trop grande, tatouée, aux cheveux lilas, l’épée géante de Sire Branswick en main. Lucretia puisa dans ses dernières forces pour lui parler à travers les cris de Borgne-Dard.
« Ne le lui laisse pas… mon fils. Par Déa, ne le lui laisse pas… »
Lucretia reconnut un éclat de compassion dans le regard de La Renarde, juste avant qu’elle ne se détourna d’elle, et retourna dans les profondeurs de la jungle, en compagnie de Larme-Cendre.
« Non, pleura Lucretia. Me reste… A… Aghiles. Ne le détruis pas. Sauve-le. Mon fils, il ne devait naître. Mais… Il doit… Vivre. Pour nous… Tous. »
Ainsi furent les derniers mots de l’Impératrice gitane, Lucretia du Lyon.
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